LES FAUSSES BANANES DE LA GUERRE
Je suis née en 1938, un an avant le début de la seconde guerre mondiale. Pendant mon enfance, il y avait donc beaucoup de denrées qu'on ne trouvait pas dans les magasins, comme par exemple les oranges, les bananes, etc. Un jour, ma mère avait été soudain prise de nostalgie en se rappelant les années d'avant-guerre. Elle s'était mise à me parler de tout ce qu'on trouvait alors. Je l'entends encore me "raconter" une orange (un fruit rond divisé en tranches, regorgeant d'un délicieux jus sucré et parfumé) ou les biscuits à la cuillère (des biscuits allongés très légers et qui fondaient dans la bouche). Je me souviens que de temps en temps, elle m'emmenait dans une épicerie fine (je revois encore le nom de l'enseigne "Félix Potin") où elle m'achetait des pâtes de fruits qui avaient le goût et la forme d'une petite banane. En fait j'ai été déçue le jour où j'ai enfin mangé ma première vraie banane. J'en avais tellement rêvé que je l'imaginais meilleure.
Les jouets que mon père fabriquait lui-même m'ont procuré également plus de plaisir que ceux qu'il m'a ensuite achetés, après la guerre. C'était si intéressant de voir ces cadeaux prendre forme et si bon de se dire qu'il consacrait tant d'heures à les fabriquer pour moi, avec amour. On ne pouvait pas aller, comme maintenant, dans un magasin et choisir ce que l'on voulait. Chaque personne avait droit, chaque mois, à une carte de rationnement avec un certain nombre de tickets qui permettaient d'acheter du sucre, du lait, de la viande, des cigarettes, etc. Comme mes parents ne fumaient pas, ma mère échangeait les tickets de cigarettes contre du sucre, la seule friandise que je pouvais manger à volonté. Il paraît qu'il m'arrivait de manger jusqu'à 15 morceaux de sucre par jour. C'est une énigme pour mon dentiste que j'aie toujours eu des dents solides. Je suppose que mes parents ont été très vigilants quant à l'hygiène dentaire.
Maman m'assurait que la guerre allait bientôt finir et que nous allions à nouveau pouvoir vivre normalement. Mais comment imaginer une vie "normale" quand on n'a connu que des années de guerre et de privations? Je savais qu'en Amérique ce n'était pas la guerre et j'avais du mal à imaginer cela. J'enviais les Américains et je me disais qu'ils avaient beaucoup de chance. Je me rappelle que, malgré mon jeune âge, je me suis promis de ne jamais me plaindre de quoi que ce soit, s'il m'arrivait un jour de ne plus connaître la guerre. Parfois, quand j'ai des problèmes, je me rappelle cette promesse et je me dis que ce qui m'arrive n'est en fait pas très grave par rapport à ce que j'ai connu. Je relativise, comme on dit.
Les enfants d'aujourd'hui se croient malheureux si leurs parents refusent de leur acheter le dernier modèle de console de jeux ou des vêtements de marque. On pourrait se dire: "Ces jeunes se plaignent et pourtant ils ont tout pour être heureux". Mais le sont-ils vraiment? La publicité crée des besoins qui ne peuvent jamais être entièrement assouvis, d'où une frustation quasi permanente. Pendant la guerre, on n'avait presque rien et on appréciait d'autant plus le peu qu'on avait. Alors peut-être qu'en fait j'ai eu une enfance plus heureuse pendant la guerre, avec mes morceaux de sucre, mes jouets gratuits, mes bananes en pâte de fruits et ma tête pleine de rêves d'un monde meilleur.
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